La Commission européenne est légalement tenue de fournir des critères identifiant les perturbateurs endocriniens. Au prétexte d'un manque de consensus scientifique, le processus est cependant à l'arrêt depuis trois ans, ce qui a valu à la Commission d'être condamnée par la Cour de justice européenne. Dans un article publié dans Environmental Health Perspectives, sept chercheurs indépendants estiment par ailleurs que la logique utilisée pour l'identification des carcinogènes est tout à fait applicable aux perturbateurs endocriniens. Entretien avec le professeur Jean-Pierre Bourguignon (ULg), co-auteur de cette étude.
...
Le Pharmacien : Pourquoi un tel blocage au niveau de la Commission européenne ?Pr Bourguignon : La loi REACH (enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des substances chimiques) date de 2006. En 2009 et 2012, deux nouvelles lois européennes ont vu le jour pour réglementer d'une part les pesticides, d'autre part les biocides - qu'on trouve notamment dans les antiseptiques. Pour ces substances, on a voulu déterminer si elles répondaient à la catégorie des cancérogènes, des mutagènes, des reprotoxiques ou des perturbateurs endocriniens, selon une stratégie basée sur le danger - "hazard" en anglais - et non sur le risque. Si un agent est cancérogène, vous voulez éviter l'exposition à cet agent : vous n'allez pas demander s'il est "plus ou moins" cancérogène. Mais cela impliquait que la Commission européenne définisse des critères pour chacune de ces quatre catégories. Cela a été fait pour les trois premières et devait être fait pour les perturbateurs endocriniens fin 2013. Mais rien n'est venu.En raison des enjeux industriels ? La Commission européenne, on le sait, est très influencée par les lobbies. Les industriels sont inquiets quant à des décisions qui pourraient remettre en cause la mise sur le marché de toute une série de produits. Ils ont donc convaincu les experts de la Commission de faire une "évaluation de l'impact", ce qui a retardé la procédure. Dans le cadre de cette évaluation, la Commission a publié une feuille de route qui propose quatre modes d'identification des perturbateurs endocriniens. Celui que nous plébiscitions suit le même raisonnement que pour les autres substances : cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques. C'est un système avec trois catégories (perturbateur endocrinien, perturbateur endocrinien suspecté et substance active sur le système endocrinien) qui permet d'être adapté en fonction de l'évolution de nos connaissances.Parce que la difficulté est là : il y a encore beaucoup de choses qu'on ne sait pas sur les perturbateurs endocriniens ? Les connaissances qui s'accumulent indiquent que pour toute une série de substances chimiques, il y a un réel danger ! Mais la démonstration pure et simple pour une substance donnée est d'autant plus difficile que nous sommes exposés à des mixtures de substances à doses faibles alors que la majorité des données scientifiques - tout comme l'industrie - n'envisagent qu'une substance à la fois. Par ailleurs, évaluer les effets néfastes d'une substance individuelle reste un défi. L'industrie tend à privilégier les modes d'évaluation les plus simples, notamment in vitro. Mais les médecins savent très bien qu'entre ce qui se passe au niveau d'une cellule et ce qui se passe au niveau d'un organisme, il y a une marge, en particulier si cet organisme est en développement. Là où l'on n'a pas d'effets chez un adulte, on peut avoir des effets dramatiques sur le foetus. C'est ce qui s'est passé avec diéthylstilbestrol. L'industrie, contrairement à nous, plaide pour un mode d'évaluation assez binaire qui permettrait d'identifier si un composé est un perturbateur ou s'il ne l'est pas, en prenant comme critère la puissance de l'agent chimique.Pour vous, ce mode d'évaluation ne tient pas ? La puissance d'une substance ne peut pas se raisonner de manière aussi simple. Selon que vous choisissez un critère ou un autre, vous obtiendrez des résultats très différents. Par exemple, des gènes dans le cerveau peuvent être affectés par des doses 40 000 fois plus faibles que celles capables d'augmenter le poids de l'utérus. Sans compter les effets "non monotones" que l'endocrinologie a mis en avant ces dernières années, à savoir le fait qu'une substance donnée ne répond pas à une relation simple, directe, en fonction de la dose. Nous l'avons montré au laboratoire pour le bisphénol A. Alors qu'une dose forte avance la puberté, une dose très faible peut la retarder. Non seulement les effets ne sont pas directement fonction de la dose mais ils peuvent être exactement opposés ! Cela rend donc circonspect par rapport à l'utilisation simpliste d'un concept de puissance. Où va-t-on mettre la limite ? C'est pourquoi nous plaidons pour une stratégie basée sur le danger, alors que l'industrie plaide pour une stratégie basée sur l'estimation du risque - laquelle tient notamment compte de la relation dose/réponse et qui nous paraît donc non fiable sur le plan de la validité scientifique. La nécessité d'une réglementation apparaît d'autant plus urgente que les perturbateurs endocriniens peuvent avoir un impact sur plusieurs générations. Dans les familles qui ont été victimes du diéthylstilbestrol, les anomalies malformatives continuent à être plus fréquentes dans la descendance. Ces substances sont capables de modifier l'épigénome, c'est-à-dire la manière dont le gène sera exprimé en fonction de son environnement chimique. Ce mécanisme est démontré pour certains pesticides comme le vinclozoline et la recherche ne cesse d'amener de nouvelles données. Il ne s'agit donc pas seulement des femmes enceintes et de leurs enfants à naître. Certaines études ont évalué le coût dans l'Union européenne des maladies impliquant plausiblement des perturbateurs endocriniens. Il est estimé à près de 160 milliards d'euros par an.Quelles sont ces maladies ? Celles qui arrivent en premier lieu, ce sont les troubles du neurodéveloppement, à savoir l'effet sur le quotient intellectuel, des maladies comme l'autisme et probablement le Trouble déficitaire de l'attention et hyperactivité. C'est toute une population qui pourrait perdre en qualité de vie, en productivité. Aux premiers temps de reconnaissance de la perturbation endocrinienne, c'était surtout les effets sur le système reproducteur qui étaient pointés du doigt. Puis les effets métaboliques ont été mis en évidence (obésité, diabète de type 2). Aujourd'hui, on constate que les dimensions sont multiples. Car un même agent peut parfaitement agir sur ces différents systèmes : reproducteur et nerveux par exemple.Comment est aujourd'hui entendue votre prise de position ? La réponse est différente en fonction des pays. En France, la Ministre de l'environnement Ségolène Royal nous a invités à son cabinet, sachant que la France a souvent pris les devants dans ce domaine. Le bisphénol A, par exemple, est uniquement interdit chez nous pour les contenants alimentaires des enfants de moins de 3 ans alors qu'en France, c'est totalement banni. Ce qui est logique quand on sait que la femme enceinte est tout autant - voire plus - vulnérable que les jeunes enfants... L'Angleterre et, dans une moindre mesure, l'Allemagne sont plutôt du côté des freins, peut-être en raison du pouvoir de l'industrie dans ces pays. Les pays scandinaves, en revanche, sont eux aussi à l'avant-garde. La question, dans tous les cas, est de dimension internationale, avec une portée plus préoccupante encore dans les pays en voie de développement qui n'ont pas nos réglementations. Or l'industrie du vêtement, rappelons-le, draine beaucoup de perturbateurs endocriniens, notamment avec les retardateurs de flamme.Quelle peut être l'attitude du médecin en première ligne face à la menace que représentent ces perturbateurs endocriniens ? Il y a une double démarche possible : une démarche de citoyen - qui est d'être conscient du problème - et une démarche liée au principe de précaution. Aujourd'hui, on peut raisonnablement dire que la personne à protéger prioritairement est la femme enceinte. Consommer des aliments dans des récipients en verre plutôt qu'en plastique, ne pas réchauffer au micro-ondes, laver les vêtements neufs avant de les porter, ne pas repeindre la chambre du bébé soi-même, limiter la consommation de poissons prédateurs comme le thon ou l'espadon... : ces comportements simples permettent de protéger et de responsabiliser. Car il est important de ne pas mettre une pression indue sur les patientes : n'oublions pas que des données expérimentales montrent que le stress de la femme enceinte entraîne lui-même des modifications épigénétiques et des troubles à long terme... Une éducation qui ne serait pas comprise à sa juste mesure serait contre-productive. Mais il serait tout aussi contre-productif de ne rien faire.