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Intitulé Géopolitique de l'art contemporain, suivi du sous-titre Une remise en cause de l'hégémonie américaine, l'ouvrage de Nathalie Obadia analyse du point de vue des galeries, des artistes, des musées, des collectionneurs, des foires et bien sûr des nations, l'instrumentalisation de l'art contemporain comme affirmation de pouvoir et de domination occidentale, où l'Amérique se taille la part du lion et récolte les lauriers, voire les tulipes dans le cas de Jeff Koons...En lisant votre livre, on réalise que la constellation des pays qui comptent en art contemporain correspond à peu près à celle de l'Otan ?Nathalie Obadia: Tout à fait. Et même parfois à l'ONU dans le cas de la Biennale de Venise.Vous évoquez le cas de l'Allemagne et de l'Angleterre qui, d'après vous, se sont émancipées de la tutelle américaine. Mais n'ont-ils pas plutôt été adoubés après avoir validé le modèle transatlantique ? Alors que la France comme dans le cas de l'Otan a longtemps refusé ce diktat soft power...L'Allemagne n'avait pas le choix après la guerre, soit elle optait pour le modèle américain ou soviétique : il s'agit de replacer les choses dans leur contexte. Mais les Allemands ont assez rapidement affirmé leur personnalité au niveau de l'art contemporain, avec la Documenta de Cassel qui a débuté en 1955, même si cela arrangeait les Américains qu'il y ait cette manifestation internationale en RFA. La foire de Cologne, elle, date de 1967. Des marchands allemands se sont ensuite installés rapidement aux États-Unis au niveau des galeries. D'autre part, existait aux States une population américaine de souche allemande. Dès la fin du 19e, beaucoup de Prussiens notamment ont émigré en Amérique, dont la famille Trump qui est d'ascendance germanique par son grand-père.D'ailleurs, si les États-Unis ont mis autant de temps à intervenir dans la Première Guerre mondiale, c'est en partie pour cette raison.Plutôt que de se rebeller, les Allemands n'en avaient pas les moyens économiques de toute façon, de manière très intelligente, ils ont choisi de jouer le jeu...À la Kunsthalle de Düsseldorf, l'on trouve désormais côte à côte, artistes allemands et américains. Quant aux Anglais, ils sont plus proches culturellement des Américains, de par l'histoire : on le voit bien au niveau du Brexit et de la " Special relationship ". Mais Thatcher a tout de même montré son indépendance, notamment au travers de la guerre des Malouines. Il est vrai qu'il est plus facile de paraître indépendant une fois que l'on a intégré le système. Il n'empêche qu'à l'heure où l'on parlait de libéralisme à tout crin, Thatcher a énormément financé le British Council : débutant ma galerie en 93 où je montrais Fiona Rae, je fus très surprise du soutien financier très important que j'avais reçu du British Council à l'époque. Les Britanniques possédaient une stratégie à ce niveau...Par la suite en France, les FRAC (centres régionaux d'art contemporain) ont acheté de l'américain à tout va...Pas tellement. Mais les Français sont passés totalement à côté de la peinture, du pop art, n'ont pas acquis, après le retour à la peinture, de Schnabel par exemple, qui n'était pas très cher à l'époque.Par contre, ils ont acquis de l'art conceptuel, voire minimal, parce que cela ne faisait pas marché, ne semblait pas capitaliste et, par extension, pas américain. De l'art américain qui n'en avait pas l'air...En France, les intellectuels et les décideurs étaient très marqués par le marxisme, notamment au niveau des universités : à leurs yeux, le danger venait d'Amérique, pas de Russie soviétique. Le dogme était de ne pas mettre en avant l'art étasunien. Et puis d'un autre côté également, existait la politique gaulliste d'indépendance. Les deux mis ensemble ont fait que nous avons loupé beaucoup de coches.L'art contemporain m'évoque le rock'n'roll : si l'on n'est pas anglo-saxon, il est beaucoup plus compliqué de réussir en tant qu'artiste...Bien sûr ! Lorsque l'on analyse la scène anglaise, des artistes comme Damien Hirst, en termes d'icônes, ont pris la place des derniers grands rockers. Je m'en suis rendu compte lorsqu'un jour, prenant l'Eurostar il y a de cela quinze ans, la couverture du magazine de la compagnie n'était autre que le portrait de Damien Hirst, comme si c'était Mick Jagger : un taux de reconnaissance incroyable. Hirst était devenu l'égal d'une rock star !L'art contemporain confère un vernis démocratique par exemple à beaucoup de pays qui présentent un pavillon à la Biennale de Venise...Mais ils ont le droit d'en avoir un. Certains renoncent, comme l'Algérie cette année à cause des récents événements. La Russie, qui est très bien placée à la Biennale, n'est pas non plus un modèle de démocratie.C'est une question d'image. La Turquie d'Erdogan, depuis quelques biennales, tente de donner une impression positive. Je crois qu'il vaut mieux qu'il y ait une présence, plutôt que pas.On peut également évoquer l'extension du Louvre par exemple, dans des pays du Moyen-Orient peu connus pour le respect et leur amour de la démocratie...C'est vrai. Je suis allée découvrir le Louvre d'Abou Dhabi en dehors des vernissages... et au milieu des femmes voilées. Mais il vaut mieux que ce soit nous Français qui réalisions ce genre de projet qu'un autre pays ; par ailleurs, ces visiteurs qui viennent de la région voire d'Inde pour admirer ces oeuvres, constituent toujours un plus, quoi qu'il en soit. Diffuser la culture est un élément positif, surtout dans un vrai musée, au sens scientifi que du terme.Peut-on parler d'une dictature américaine du goût ou plutôt d'une dictature capitaliste du goût ?Dictature, je n'y crois pas du tout. Il y a certainement une faiblesse, une fainéantise à regarder une série américaine, plutôt qu'un film de Dumont ou des frères Dardenne. C'est surtout une question de facilité de la part de tout un chacun.Par contre, il est vrai que le modèle américain ayant marché et marchands les plus reconnus et les plus vus, incite les conservateurs de musées et les artistes à choisir cette optique. Aujourd'hui, les musées privés de Chine choisiront Louise Bourgeois ou Olafur Eliasson, plutôt qu'un artiste contemporain chinois. Pour faire des entrées, ils proposent de l'art occidental.Est-ce plutôt une domination capitaliste du goût ou américaine ?Les deux. C'est une tendance, une domination. Au plus les gens achètent de l'art américain ou occidental, au plus il va être cher. Emergera donc également un phénomène d'anticipation.Acheter américain plutôt que de l'art issu d'autres pays, dont les responsables de musées réalisent qu'à terme il n'y aura pas de reconnaissance.C'est le problème des musées qui choisissent une programmation qui marche, attirera du monde et suivent dès lors la tendance, avec à côté du merchandising. Au fi nal, cela valorise tout le monde.Ce qui frappe dans votre ouvrage, c'est l'importance dans l'émergence de "l'américanisation de l'art contemporain" du marketing et de la communication ?Cela a toujours été le cas. Mais aujourd'hui, les réseaux sociaux, la vitesse de l'information, la mondialisation, accélèrent le phénomène. Un artiste ne se fait pas tout seul : à un moment, doit survenir une union entre l'artiste, le marchand, le collectionneur, l'adoubement scientifi que des conservateurs, et ensuite le Graal que constituent les ventes du soir à New York ou à un moment donné sort la vérité de la vérité.En analysant cela de près sur le long terme, les artistes les plus chers ne se révèlent pas seulement être les artistes reconnus par le marché, mais aussi reconnus par l'institution. Ce n'est pas parce qu'un artiste est plébiscité par le marché qu'il est mauvais et à l'inverse. Sur le long terme, il y a tellement d'argent et d'intérêts en jeu que les choses se révèlent beaucoup plus nuancées et surtout logiques.Il y a un rapport entre la politique actuelle et l'art contemporain. Avant tout, il faut faire parler de soi ?Oui, il va d'ailleurs y a voir une très intéressante expo au Musée des Beaux-arts de Lille à l'automne prochain sur comment l'on devient artiste.Il y a plusieurs maniè res de faire parler de soi. Quelqu'un comme Baltus, qui réalisait une toile tous les trois quatre ans, se révélait extrêmement habile au niveau de la communication : ses apparitions étaient des mises en scène. Baltus était un stratège, qui savait susciter le manque. Une communication beaucoup plus subtile que celle de Koons ou Murakami. Luc Tuymans par exemple est un génie de la communication : que l'on apprécie ou pas, c'est un grand artiste. Il n'y a pas que les faiseurs de production qui communiquent : les peintres aussi. Koons et Murakami sont eux dans l'hystérie de la présence...François Pinault et Bernard Arnault ne sont-ils pas convertis au système néolibéral transatlantique au niveau même de leurs goûts, avec des choix très américains pour leurs collections ?Ils montrent beaucoup d'Américains, mais possèdent beaucoup d'artistes français dans leur collection. Pinault dispose de l'une des plus belles collections de Paul Rebeyrolle, de Martin Barré, et de beaucoup d'autres Français connus.De son côté, Bernard Arnault en collectionne aussi énormément, beaucoup plus que l'on ne l'imagine.C'est grâce à ces deux acteurs, que la France est sortie de son endormissement. Nous n'avions pas ces collectionneurs d'avant-garde, contrairement aux Américains ou aux Allemands...Ou aux Belges ?Oui comme les époux Vanhaerents. Mais l'émergence des " ault ", a complètement modifié l'image de la France et beaucoup ont pris le sillage de ces deux locomotives, car c'était des modèles au travers à la fois de leur collection et de leur réussite dans les affaires.Au niveau de la monstration cette fois, l'on souhaiterait aujourd'hui les voir exposer davantage les artistes contemporains français de leurs collections.