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PR GERT LAEKEMAN, PROFESSEUR ORDINAIRE - ÉMÉRITE FACULTÉ DES SCIENCES PHARMACEUTIQUES PHARMACOLOGIE CLINIQUE ET PHARMACOTHÉRAPIE, KULEUVENLe 20 février dernier, l'Agence Fédérale des Médicaments et des Produits de Santé (AFMPS) publiait une mise en garde concernant le risque d'utilisation abusive des sirops à base de dextrométhorphane - en particulier par les adolescents - pour obtenir des effets psychotropes. L'agence a même eu vent de cas où les jeunes patients ont dû être hospitalisés.C'est en 1954 que le dextrométhorphane a été introduit comme médicament de comptoir contre les toux non productives. Il fait en effet partie des substances capables d'élever le seuil de déclenchement de la toux dans le myélencéphale (système nerveux central) ; dans cette indication, la dose unitaire chez l'adulte se situe entre 10 et 20 mg, avec un maximum de 30 mg. La dose quotidienne maximale est limitée à 120 mg, toujours chez les sujets adultes et les adolescents à partir de 12 ans [KNMP 2014].La formule structurelle du dextrométhorphane n'est pas sans rappeler celle de la morphine, puisque les deux composés présentent le cycle pipéridine propre aux morphinomimétiques. Une dépendance psychologique a été rapportée à des doses quotidiennes de 300 mg ou plus. La molécule subit un important effet de premier passage et est déméthylée par le cytochrome CYP2D6 pour former un métabolite actif, le dextrorphane [KNMP 2014].La note de l'AFMPS précise que " En cas de surdosage, le dextrométhorphane peut provoquer, entre autres, confusion, somnolence, vertige, stupeur, agitation, convulsions, dépression respiratoire, mydriase, troubles du système nerveux central, syndrome sérotoninergique voire coma. La consommation simultanée d'alcool peut amplifier ces effets. Ces effets peuvent être particulièrement importants dans certains sous-groupes de patients tels que les métaboliseurs lents pour le CYP2D6 (environ 10% de la population) et les patients prenant simultanément certains médicaments comme la fluoxétine, la paroxétine, la quinidine et la terbinafine (inhibiteurs du CYP2D6). " [AFMPS 2019].Mais ce n'est pas tout. On trouve en effet dans la littérature nombre d'études portant sur les effets hallucinogènes et psychotropes du dextrométhorphane.Chez 20 consommateurs de drogues, cette molécule influençait ainsi les fonctions psychomotrices, la mémoire, l'apprentissage associatif et la perception visuelle. À la dose de 400 mg, l'effet du dextrométhorphane sur ces fonctions était comparable à celui de doses modérées à élevées (20-30 mg) de psilocybine - une substance qui fait partie des hallucinogènes classiques à action agoniste sur les récepteurs de la sérotonine 2A. Le dextrométhorphane est classé parmi les antagonistes du récepteur NMDA (N-méthylD-aspartate), tout comme l'anesthésique qu'est la kétamine qui fait elle aussi l'objet de diverses expérimentations dans les milieux de la drogue [Barrett et al. 2018].Des recherches plus poussées ont observé que le dextrométhorphane provoquait chez ses utilisateurs des expériences plus ésotériques que la psilocybine. Sa prise s'accompagnait par ailleurs plus fréquemment de nausées, vomissements et vertiges. Les deux produits avaient en commun de provoquer une élévation de la tension, un effet chronotrope positif, une dilatation des pupilles et des problèmes d'équilibre [Carbonaro et al. 2018].Des effets hallucinogènes dose-dépendants ont été décrits avec le dextrométhorphane chez 12 adultes avec des antécédents d'abus de substances. La vigilance, les fonctions mnésiques et la métacognition six heures après la prise ont été comparées avec la situation initiale ; jusqu'à 300 mg, les effets du dextrométhorphane restaient moins marqués que ceux du triazolam 0,5 mg. Un impact sur le fonctionnement normal était observé à des doses de 10 à 30x supérieures à la dose thérapeutique unitaire. Les auteurs mettent aussi en garde contre la combinaison du dextrométhorphane et d'autres drogues [Cartera et al. 2013].L'association de 45 mg de dextrométhorphane et de 10 mg de kinidine toutes les 12 heures pendant 10 semaines abaissait le score à la Montgomery-Asberg Depression Rating Scale (MADRS) de façon significative en comparaison avec son niveau initial (qui devait être supérieur ou égal à 32 ; étude chez 20 patients) [Murrougha et al. 2017].La combinaison dextrométhorphane/kinidine, à des doses de 20/10 mg une fois par jour à 30/10 mg deux fois par jour (augmentation progressive sur une période de 5 semaines) améliorait l'agitation des patients atteints de la maladie d'Alzheimer (n = 220). Les chutes étaient toutefois plus fréquentes dans le groupe qui recevait le traitement actif (8,6 %, versus 3,9 % dans le groupe placebo) [Cummings et al. 2015] [Newman et al. 2016].Nguyen et al. [2016] considèrent le dextrométhorphane comme un médicament psychotrope et rapportent des applications potentielles dans la dépression, les thromboses cérébrales, les convulsions (pédiatriques), la douleur, la toxicité du méthotrexate, la maladie de Parkinson, l'autisme et diverses pathologies psychiatriques, illustrées par des travaux cliniques (à petite échelle) ou des rapports de cas.Bref, le dextrométhorphane a bien d'autres cordes à son arc que l'inhibition du réflexe de toux. Ses effets neurologiques peuvent être utilisés dans un but thérapeutique, mais ils comportent aussi un risque d'abus en vue d'obtenir des effets hallucinogènes - à des doses, il est vrai, au moins 10 fois supérieures à celles utilisées pour apaiser la toux. Lors de la délivrance de ce produit, il est important d'établir une bonne relation thérapeutique. Même si les cas d'abus restent assez marginaux, le patient se voit en effet confier un produit qui nécessite un accompagnement et un suivi adéquats, ce qui constitue par ailleurs une raison majeure de consigner également la prise de dextrométhorphane dans son historique médicamenteux.En tout état de cause, les sirops contre la toux à base de dextrométhorphane ne sont pas de simples produits commerciaux, et un accompagnement et un suivi personnalisés du patient sont indispensables à leur usage raisonné. Ceci vaut pour tous les canaux de délivrance actuels de ce médicament en vente libre et tous les moyens de l'obtenir. Un nouveau défi pour le pharmacien et l'ensemble du circuit pharmaceutique !