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Le pharmacien et son épouse ont eux-mêmes contracté le coronavirus en mars dernier. "Nous avons été malades pendant quinze jours, après quoi nous sommes encore restés deux semaines en quarantaine pour protéger notre personnel et nos patients." À l'époque, il nous avait confié qu'être malade était une bonne école. En est-il toujours convaincu aujourd'hui? "Absolument. Cela permet de savoir ce que vivent les malades, mais aussi ce que cela signifie que d'être en quarantaine... et donc d'expliquer plus clairement aux patients ce que cela implique, mais aussi comment y "survivre"." "Dans un premier temps, il y a clairement eu une phase d'urgence et une longue période où les patients ne se faisaient pas ou pas bien soigner, l'accès au corps médical étant extrêmement limité, et nous avons tous mis les bouchées doubles pour assumer les soins de première ligne. On a beaucoup salué le travail des médecins, mais les pharmaciens aussi méritent une palme! Entre-temps, la prise en charge des problèmes chroniques a repris son cours et nous voyons à nouveaux passer des personnes qui reçoivent des soins ordinaires, des prescriptions... mais la situation reste grave, et la population âgée, en particulier, oscille entre angoisse et espérance." "La stratégie politique aurait-elle pu être différente ou meilleure? Ma position a cela de particulier que je connais les deux mondes, la sphère politique et la réalité du terrain. Diplôme en poche, j'ai immédiatement trouvé du travail en officine avant de devenir titulaire indépendant pendant 10 ans et de participer pendant 20 ans à la direction de l'APB. Entre-temps, cela fait onze ans que je suis de retour sur le terrain. Je sais donc parfaitement combien il est difficile de mener une stratégie politique ou de faire du lobbying, mais aussi combien, quand on est "à Bruxelles", on perd facilement de vue la réalité. Mes critiques concernent surtout ce que j'appellerais "la politique des experts": les politiciens et les experts se comportent comme si cette pandémie était avant tout un problème virologique et épidémiologique, alors qu'on voit très clairement depuis plus de six mois qu'il touche surtout aux comportements. Pour y répondre, il nous faut donc des spécialistes dans ce domaine. Heureusement, on voit enfin apparaître des personnalités comme Maarten Vansteenkiste, professeur de psychologie à l'UGent, mais c'est encore loin d'être suffisant." "Pour moi, l'année écoulée a démontré que la gestion de cette crise n'est pas seulement la tâche des virologues, épidémiologistes et biologistes cliniques, mais aussi celle des psychologues et sociologues." "On ne change pas les comportements seulement à l'aide d'arguments scientifiques. Prenez les personnes qui veulent perdre du poids ou arrêter de fumer: elles sont habituellement bien informées... et pourtant, elles persistent dans leurs mauvaises habitudes! De façon générale, je trouve qu'on accorde trop peu d'attention aux sciences du comportement dans les soins de santé, les médecins accueillent souvent l'idée avec un sourire condescendant. Ils sont nombreux à penser que la psychologie et l'économie des comportements, c'est du vent. Ces connaissances commencent peu à peu à faire leur trou dans le domaine du marketing et de la publicité, mais dans celui de la médecine, on continue à les trouver complètement déplacées. Et pourtant, dans cette crise, cette science émergente est bel et bien la clé du succès." "Pour l'instant, personne ne s'intéresse par exemple à la motivation individuelle. Cela me dérange aussi qu'on présente les choses comme si la courbe ne pouvait pas être ramenée au niveau zéro. Prenez l'exemple de la Nouvelle-Zélande, où la réaction a été aussi rapide que judicieuse: grâce à la mise en place immédiate d'une stratégie dure, cela fait des mois que le pays n'a plus connu le moindre cas. Les autorités ont également consulté des virologues, mais elles ont surtout tablé sur la motivation, l'empathie, la communication, l'unité, la discipline collective et les comportements." "À l'heure actuelle, les tests à l'officine ne sont pas autorisés, puisqu'il faut autant que possible éviter que les patients contaminés se rendent dans les pharmacies. Personnellement, je plaide surtout pour qu'on y administre les vaccins ; j'ai eu l'occasion de constater dans un certain nombre de pays pionniers que c'était la meilleure stratégie pour booster le taux de couverture. Les officines publiques forment un réseau très dense et très accessible, et les pharmaciens sont compétents et jouissent d'une grande confiance. Il ressort en outre d'études internationales que la vaccination à l'officine peut aussi générer des économies de temps et d'argent. Cette approche est donc une évidence." "Quelle est la probabilité que les vaccins contre la grippe puissent être dispensés à l'officine? À l'échelon international, les choses avancent très vite. L'efficacité de cette approche est suffisamment démontrée et elle ne fait vraiment pas de victimes, contrairement à ce qu'avancent les médecins. Au niveau belge, tout dépendra donc de combien de temps le monde politique va encore continuer à prêter l'oreille aux discours corporatistes du corps médical. Je ne peux qu'espérer que l'on va enfin exploiter pleinement les atouts des pharmaciens." "Au cours de l'année écoulée, on nous a témoigné beaucoup de respect par la parole, mais pas par les actes. Tant Maggie De Block que Frank Vandenbroucke ont eu une pensée spéciale plus ou moins spontanée pour les pharmaciens, et c'est toujours ça de pris... mais la profession doit faire passer le message qu'elle peut faire bien plus que de la sensibilisation. Il est grand temps que nous soyons reconnus, qu'on nous confie des missions de soins concrètes et qu'on nous rétribue pour les réaliser." "Je vois l'avenir de la profession avec optimisme. Cela fait 45 ans que je fais ce métier et fondamentalement, ma vision n'a pas beaucoup changé - tout au plus s'est-elle clarifiée et a-t-elle un peu évolué sous l'effet notamment de la technologie." "Cette vision, c'est celle d'une approche véritablement centrée sur le patient, pas seulement en paroles mais au travers de nouveaux services concrets et de conseils sur mesure. Il est aussi de plus en plus clair que les soins de santé sont le seul secteur économique à ne pas mesurer son output: la santé que nous sommes supposés produire, nous ne la quantifions pas. Bien sûr, nous connaissons notre chiffre d'affaires, le nombre de patients que nous voyons passer, le nombre de conditionnements vendus... mais pas le nombre d'années de vie en bonne santé que nos soins génèrent. Chez combien de patients la tension ou l'asthme est-il sous contrôle? Nous l'ignorons, alors que la technologie nous permettrait aujourd'hui de le mesurer. Nous pouvons récolter des données de mesures, demander aux patients comment ils se sentent, évaluer les PROMS et les PREMS dans l'ensemble du secteur des soins et donc aussi en pharmacie. C'est aussi cela que je défends." "En ce qui concerne l'avenir de la profession, je crois d'une part au "triple objectif" (Triple Aim) et de l'autre à la loi de Christensen. Le Triple Aim recouvre trois buts: la gestion de la population (à quels groupes-cibles s'adresse-t-on, que peut-on faire pour eux et comment peut-on améliorer leur santé), la qualité (amélioration de la qualité des soins telle que perçue par le patient) et l'efficience financière (aider le mieux possible le plus possible de patients à un coût le plus faible possible)." "La loi de Christensen a été formulée par Clayton Christensen, économiste américain et professeur de gestion commerciale à la Harvard Business School décédé l'année dernière. Il affirme que les soins de santé doivent être adaptés simultanément sur trois plans: la manière de dispenser les soins, la rémunération et l'utilisation des outils numériques. S'attaquer à ces trois aspects en même temps est difficile mais pas impossible. C'est surtout à cela que j'ai réfléchi ces dernières années. Adapter le modèle de soins, nous le faisons déjà en pharmacie - p.ex. avec l'entretien d'accompagnement BUM, les revues de médication, la multiplication des initiatives de prévention, le développement de la recherche scientifique. Il reste une marge d'amélioration, mais nous sommes sur la bonne voie." "Le plus grand problème, c'est d'adapter la rémunération ou le modèle commercial. Nous restons trop attachés au principe du profit sur les ventes et cela nous rend vulnérables, surtout parce qu'un montant par conditionnement vendu ne dit absolument rien des soins pharmaceutiques qui y sont associés. Le patient choisira simplement le produit le moins cher, sauf si les soins qui l'accompagnent sont visibles et concrets qu'il voit vraiment la différence. Pour encourager cet aspect, nous devrions être rémunérés en fonction non pas du nombre de produits délivrés mais du nombre de patients à qui nous assurons un accompagnement personnel rapproché. Les autorités devraient charger chaque pharmacien de faire de la prévention pour les quelque 3.000 habitants de son quartier, avec des accords sur les actions à mettre en place et sur la rémunération à laquelle elles donnent droit. C'est un tout autre concept, qui met beaucoup plus l'accent sur la prévention." "Le troisième volet, celui des données et des outils numériques, est un autre problème. Il existe à l'heure actuelle tout un éventail de suites de logiciels, d'applis, de robots et de sites web qui ne sont pas intégrés entre eux. Si nous n'agissons pas dès aujourd'hui, nous serons des proies faciles pour des acteurs comme Amazon Pharmacy. J'espère que nous allons nous réveiller à temps, à commencer par les fournisseurs de logiciels et les organisations professionnelles." Dirk Broeckx conclut sur un message de Nouvel An. "Avec tout ce que nous avons appris au cours de l'année écoulée, je souhaite à tous mes collègues le courage de remettre en question et de repenser en profondeur notre modèle de soins et de rémunération actuel en mettant vraiment le patient au centre du processus."