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Yaurait-il quelque chose d'anglais dans l'oeuvre de Spilliaert ?Adrian Locke : Certainement, notamment dans sa fascination pour la mer. Mais ce qui diffère, c'est l'obscurité. Les Anglais éprouvent une grande passion pour le bord de mer certes, mais une fois que l'on s'approche un peu plus des toiles de Spilliaert, c'est le sentiment d'isolation et de solitude, le côté sombre qui prévaut. Serait-il un peintre du spleen ?L'atmosphère est mélancolique et pleine de solitude chez Spilliaert, mais je n'y vois pas de nostalgie. Il crée une atmosphère intense de mystère : il essaie de comprendre ce qui vient juste de se produire ou qui va se produire. Il existe chez lui un élément narratif qui est presque littéraire. Mais cela reste énigmatique et non expliqué. L'atmosphère crépusculaire qu'il construit à ses débuts renvoie-t-elle à l'époque que nous vivons actuellement ? Oui, d'une certaine façon. Le sentiment inhospitalier de l'oeuvre, de magie inquiétante qui prévaut, attestent de son ressenti lors de ces promenades nocturnes dans les rues vides d'Ostende. Mais cela réfère également à Spilliaert lui-même, luttant avec son angoisse existentielle. Il essaie de comprendre quelle est sa place dans le monde. Il est obsédé par la réponse au vide et à la solitude dans laquelle il se trouve. On peut aussi arguer qu'il y aurait une référence à la période sombre des changements politiques et économiques de l'Europe à l'époque. Y aurait-il un aspect gothique dans son travail ? Gothique au sens des romans de fantôme du 19e siècle ?Oui, il aimait lire les oeuvres d'Allan Poe. Et ses oeuvres possèdent cet élément de tension, une atmosphère lourde de roman gothique en effet. Ce style littéraire trouve écho dans son oeuvre. Ensor a illustré des nouvelles de Poe, mais pas Spilliaert ?Il n'a pas vraiment illustré l'une de ses nouvelles, mais a tout de même réalisé un ou deux dessins sur le thème de La chute de la maison Usher. Spilliaert fut-il une découverte pour vous ?Une révélation complète, bien que Luc Tuymans m'en ait beaucoup parlé, notamment dans la manière dont Spilliaert l'avait influencé ; et bien que nous l'ayons déjà exposé au travers de quelques oeuvres précédemment dans une exposition que la Royal Academy avait consacrée au symbolisme belge en peinture, nous n'avions jamais concentré notre regard sur son travail. Les liens entre Spilliaert et Tuymans sont évidents, même s'il y a des différences... d'échelle notamment. Luc apprécie ses peintures légèrement perturbées, et porteuses d'un récit sombre. On prétend souvent en Belgique que l'oeuvre majeure de Léon Spilliaert se déploie avant la Première Guerre mondiale, et qu'ensuite la production s'avère plus faible. Vous êtes d'accord ?Oui. Sans doute est-ce dû en partie au fait qu'il se soit marié et soit devenu père, ce qui l'aurait rendu plus heureux et équilibré ; ou que le statut de chef de famille l'ait obligé à connaître un succès commercial plus important, le poussant à produire des oeuvres plus abordables. Peut-être s'agit-il d'une combinaison de ces éléments. En tout cas, son oeuvre se colorie et les sujets se font plus légers. Il connaissait Maeterlinck et Verhaeren : vous le considérez plutôt comme un symboliste ?Spilliaert entretenait des liens étroits avec les tenants de la poésie symboliste, plutôt qu'avec l'art de ce mouvement : il a notamment illustré Serres chaudes, recueil de poèmes de Maeterlinck. Bien qu'il soit au courant de l'art symboliste, il considérait ne pas en faire partie : ne pratiquant pas la peinture à l'huile, mais principalement l'aquarelle, il se considérait comme un artiste mineur. Peut-on le décrire, en tout cas dans sa période la plus reconnue, comme une sorte de somnambule ?Oui, ces peintures sont comme des songes qui ne décrivent pas la réalité de manière exacte, mais sont dans l'entre-deux, un mélange entre conscience et inconscience. Vous avez déjà exposé Ensor sous l'égide de Luc Tuymans. Après Spilliaert, avez-vous l'intention de faire découvrir d'autres artistes belges de cette époque comme Degouve de Nuncques, Khnopff, Evenepoel ou Marthe Donas ?C'est certainement un champ que nous souhaiterions explorer à l'avenir, sans avoir pour l'instant de programmation précise. Vous voyez un rapport entre le bal du rat mort à Ostende et l'oeuvre de Spilliaert ?Bien que très au fait des activités de sa ville, il est plus gothique et moins satyrique. Et bien qu'il ait décrit quelques personnages costumés pour le carnaval, il n'est pas engagé sur ce plan comme Ensor. Il montre plus de distance. Son oeuvre est moins grotesque et plus rangée. Marvin Gaye a vécu à Ostende pendant un an et demi peu avant sa mort. Et le documentaire qui a été fait à ce sujet le montre l'hiver seul sur la digue... dans une ambiance grise Etre à Ostende lui a sauvé la vie, en tout cas pour un temps, vis-à-vis de ses addictions. C'est un bel endroit pour se confronter à soi-même et à la mer. Un lieu idéal pour une désintoxication... surtout l'hiver ! Disons que Spilliaert décrit le côté crépusculaire, plus sombre de la ville, hivernale à l'inverse d'Ensor, qui en décrit la lumière estivale, la folie et le grotesque.