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Si l'Europe n'a pas encore atteint le niveau de consommation des médicaments opiacés vendus sur ordonnance des États-Unis, la situation devient néanmoins de plus en plus alarmante et représente un poids économique et social. Des chercheurs de l'I3 h (Institute for Interdisciplinary Innovation in Healthcare, ULB) ont voulu faire la lumière sur l'ampleur de ce mésusage en Europe, en se concentrant sur la France.1 " La relation de cause à effet entre le statut socioéconomique et la consommation d'opiacés est un thème important à étudier pour aider les décideurs politiques à adopter des réglementations appropriées afin d'améliorer la pharmacovigilance, la prise en charge des addictions et la protection des plus vulnérables. De plus, l'étude de ce lien permet de prévoir l'impact des nouvelles réglementations ", précisent-ils. " Nous avons basé nos analyses sur la littérature existante. C'est un sujet controversé, mais certains articles indiquent que vivre dans des conditions socioéconomiques désavantageuses peut conduire les individus à consommer plus d'opioïdes sur prescription. Sur base de cette littérature, on a retenu cinq variables : le taux de pauvreté et celui du chômage, la densité de population, le niveau d'éducation et l'âge ", explique l'une des auteurs, Ilaria Natali (I3 h, Centre de recherche Ecares). En utilisant la base de données OpenHealth, cette équipe a analysé l'influence de ces indicateurs socioéconomiques sur les ventes d'antalgiques opiacés dans 94 départements français entre 2008 et 2017. La pauvreté est positivement et significativement liée à la consommation d'antalgiques opiacés. " Nous avons trouvé que quand le taux de pauvreté augmente de 1%, la consommation d'opioïdes prescrits augmente en moyenne de 10%. Cette 'moyenne' concerne à la fois les départements et les principes actifs. En outre, les personnes d'âge moyen (40-59 ans) tendent à consommer plus que les autres groupes d'âge, la consommation d'opiacés est plus fréquente dans les zones rurales qu'urbaines, et il existe une association positive entre un niveau d'éducation basique et cette consommation. Ces données sont assez similaires à celles des États-Unis ". " C'est un résultat important parce que quand on a commencé notre analyse, on pensait qu'il y avait des différences entre la France et les États-Unis au niveau social, économique et spécifiquement du système de santé. Finalement, nous avons montré que ces variables qui sont importantes aux États-Unis pour déterminer cette consommation, semblent être également pertinentes en France ", fait-elle observer. En revanche, ces chercheurs n'ont pas pu mettre en évidence une association significative entre le chômage et la consommation d'opioïdes. Sans doute parce qu'en France, le système social est assez bien organisé et que les chômeurs sont mieux protégés qu'aux États-Unis. L'équipe de l'I3 h a constaté qu'en France, les opioïdes légers sont le plus communément consommés, surtout la codéine et le tramadol. " Entre 2008 et 2017, la consommation de ces deux principes actifs a augmenté (codéine +45%, tramadol +22%). Dans la catégorie des opioïdes puissants, la consommation de fentanyl transdermique est constante (même si élevée) alors que celle de l'oxycodone a spectaculairement augmenté (+256%). Ces tendances ont inquiété les autorités et, en juillet 2017, la France a pris la décision de ne plus délivrer les produits contenant de la codéine que sur prescription et, début 2020, elle a raccourci la période de prescription du tramadol de 12 à 3 mois. La loi sur la codéine s'est traduite par une baisse significative des ventes. Des résultats préliminaires de mes travaux suivants montrent que cette réduction est moins importante dans les zones pauvres que dans les départements plus riches ", commente l'économiste. Au terme de leur étude, les auteurs font des recommandations relatives notamment à la prévention vis-à-vis des patients : leurs résultats suggèrent que les personnes d'âge moyen et celles ayant des niveaux d'éducation inférieurs sont à risque et qu'elles devraient être soigneusement dépistées avant et surveillées après le traitement. Ils invitent également à intensifier la pharmacovigilance dans les zones pauvres et rurales, de même que les services de prise en charge des addictions. Selon eux, une combinaison de politiques visant à améliorer les perspectives économiques et à contrôler strictement l'accès aux médicaments opioïdes serait bénéfique pour réduire les nuisances liées à ces antalgiques. " Même si ces interventions ne sont pas toujours faciles à implémenter parce qu'elles prennent du temps et qu'elles exigent parfois de nouvelles lois... " Pour Ilaria Natali, il faut aussi améliorer la relation médecin-patient : " Les médecins devraient plus s'intéresser à l'environnement du patient et médecins et pharmaciens devraient plus sensibiliser les patients aux risques d'une utilisation prolongée de ce type d'antalgiques et aux risques d'addiction ". " L'été dernier, on a envoyé un questionnaire aux pharmaciens en France : 2/3 ont déclaré que les prescriptions des médecins relatives à ces médicaments sont fréquentes voire très fréquentes ", indique l'économiste en ajoutant qu'il faudrait améliorer la formation des médecins et des pharmaciens sur ce sujet mais aussi sur les publicités pharmaceutiques. " Des études américaines ont montré que les publicités ciblant les médecins sont efficaces pour influencer leur comportement de prescription. Dans une étude française, 85% des étudiants en médecine se disent mal formés sur les conflits d'intérêts nés de leurs interactions avec l'industrie pharmaceutique. Par conséquent, il est essentiel de faire en sorte que les médecins et les pharmaciens soient plus conscients de l'influence potentielle de l'industrie pharmaceutique ". En France, comme en Belgique, la publicité pharmaceutique est encadrée. " Le changement de réglementation de 2017 a provoqué une réaffectation des dépenses en marketing pharmaceutique à travers le pays. D'abord des pharmaciens vers les médecins, étant donné que la codéine n'est plus disponible sans prescription. Les pharmaciens disent ainsi recevoir moins de visiteurs médicaux pour la codéine et le tramadol. J'aimerais voir comment ce marketing a été réaffecté, si les firmes pharmaceutiques visent plutôt les zones plus aisées, ou celles où les ventes ont fortement baissé, par exemple... "1. dipot.ulb.ac.be, février 2020 www.ecares.org