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Si le patient cancéreux perd du poids, c'est parce que la tumeur se nourrit de lui et de ce qui lui apporte l'alimentation. L'image est parlante, mais semble être davantage d'Epinal qu'un reflet de la physiologie. Ce qui est établi, c'est que 30% des patients cancéreux ne meurent pas de la tumeur qui se développe en eux, mais des désordres métaboliques généralement qualifiés de cachexie associée au cancer (CAC). Les signes cliniques sont multiples et d'origines diverses: ils associent une inflammation systémique, la perte de poids, une atrophie du tissu graisseux et une fonte musculaire, pour ne citer que les principaux. Pour mémoire, ces signes ne sont pas exclusifs au cancer puisqu'on les identifie également dans le contexte de maladies chroniques qui affectent le système cardio-vasculaire ou pulmonaire, mais aussi dans des maladies infectieuses sévères, comme celle qui est provoquée par le HIV. La drosophile comme modèle Cet état de cachexie est souvent considéré comme un état malheureusement associé à l'évolution de la maladie. Mais des chercheurs ont trouvé que cette perception des choses était sans doute un peu courte et se sont posé la question de savoir s'il n'y avait pas moyen, à la faveur d'une meilleure compréhension des processus en cause, d'agir directement sur la cachexie elle-même puisqu'il apparaît qu'elle n'est pas systématiquement liée à un état cancéreux. Assez étrangement, ils ont pris comme modèle la drosophile dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas particulièrement proche de l'humain dans l'arbre évolutif. La raison est simple: on sait que si on perturbe les voies de signalisation de l'insuline chez l'insecte, on provoque chez lui un état proche de la cachexie connue chez les mammifères et l'humain. Il se pourrait donc que cette mouche constitue un modèle facilement accessible et pas cher pour étudier les processus en cause. Restait à le faire. C'est désormais acquis. On a établi chez l'humain que les protéines Yap1 et IGF-1 (Insulin-like growth factor-1) sont associées à la prolifération cellulaire - y compris tumorale - en partie par le biais de la modification des voies de signalisation de l'insuline. Or, la mouche dispose d'une protéine - Yorkie - analogue à la première des deux (Yap1). L'accroissement expérimental de la production de cette dernière dans le tube digestif mène en effet à une prolifération des cellules intestinales, mais aussi à une production accrue d'ImpL2, un facteur de croissance lié à l'insuline (Insulin growth factor binding protein) qui inhibe à la fois la production d'insuline mais aussi d'IGF-1. Et c'est ce facteur ImpL2 qui constitue l'essentiel de la découverte. Un fauteur de trouble métabolique Car il s'agit, chez la mouche en tout cas, d'un médiateur qui mène à la fonte musculaire, y compris et peut-être surtout dans les organes éloignés du site de la tumeur induite. C'est également lui qui réduit la masse de certains organes comme les gonades et le tissu graisseux. C'est ce même médiateur qui, par l'altération des voies de signalisation de l'insuline dans les différents organes, induit une résistance de ces derniers à l'hormone. Ces effets ont pu être reproduits dans un cadre expérimental contrôlé, en transférant des cellules tumorales dans le tube digestif d'insectes sains, preuve que c'est bien le cancer lui-même qui dérégule l'expression du gène ImpL2 qui code pour le médiateur éponyme. Les choses ne sont toutefois pas aussi simples qu'il pourrait y paraître. En effet, si, à titre de contrôle, on introduit dans le tube digestif des cellules d'une tumeur - non maligne, cette fois - on observe également les mêmes signes de régression organique à distance, bien que moins sévère. C'est donc qu'outre ImpL-2, il existe un ou plusieurs autres effecteurs dotés d'effets identiques, mais qui restent à découvrir. En revanche, il semble que les variations dans la quantité de nourriture ingérée ne changent rien à l'intensité de la fonte tissulaire et organique. Et la suite On a d'abord attribué - chez l'homme cancéreux - les perturbations métaboliques à un groupe de molécules de signalement, les cytokines pro-inflammatoires. Dans cette logique, les perturbations notées (menant à l'éventuelle cachexie) ne pouvaient être que consécutives à l'inflammation. Rien n'interdit qu'il existe évidemment un lien, fût-il indirect; mais ce que les expériences évoquées ont apporté, c'est que la résistance induite par les cellules cancéreuses à l'insuline constitue une cause directe. Reste donc à préciser le rôle d'ImpL2. On sait déjà que sa production n'est pas la seule à incriminer dans la perturbation du métabolisme des organes et tissus à distance. Mais on ignore encore tout ou presque des mécanismes qui mènent à la surexpression du gène qui code pour elle. Des explorations en ce sens sont donc à envisager et tout porte à croire qu'elles sont déjà bien engagées à l'heure qu'il est. Les résultats à venir ne tiendront encore toujours qu'à la seule mouche drosophile qui demeure un modèle expérimental bien éloigné de l'humain. Une première étape intermédiaire consistera à valider les résultats acquis chez la souris qui nous est tout de même évolutivement plus proche. Encore faudra-t-il identifier d'abord les homologies géniques entre les deux groupes taxonomiques. Mouche drosophile ou pas, une étape - aussi modeste qu'elle puisse paraître - a été franchie dans la connaissance des processus métaboliques qui lient le développement tumoral à la perte de poids et à la fonte tissulaire. Non seulement cet apport de connaissance ouvre-t-il de nouvelles voies de recherche, mais elle désigne aussi des cibles thérapeutiques potentielles encore non exploitées. Dans le cas présent, elles pourraient ne pas permettre de traiter la prolifération tumorale elle-même, mais au moins de lutter contre un de ses effets induits. En matière de cancer, il n'y a pas de petits combats; ni de petites victoires.