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"En Belgique, la situation n'est pas encore aussi alarmante qu'aux Etats-Unis où on estime que 130 personnes/jour meurent d'une overdose aux opiacés, soit environ 1 million de décès en vingt ans, mais la tendance est en augmentation", a précisé Emmanuel Hermans (neuropharmacologie, Institut des neurosciences, UCLouvain). "Le gros souci avec les opiacés, c'est qu'au-delà de leur action sur certaines structures cérébrales et au niveau de la moelle épinière pour contrôler la douleur, ils agissent aussi sur la voie de la récompense, de la motivation, au même titre que l'alcool, le tabac... et qu'ils entraînent des phénomènes de dépendance et de tolérance". "Si on s'en tient aux guidelines, ces substances sont précieuses pour les douleurs aiguës sévères (post chirurgie) et pour les douleurs cancéreuses, elles font d'ailleurs partie des 100 molécules essentielles de l'OMS, mais elles n'ont pas de place dans les douleurs chroniques. Pourquoi? Parce que qui dit douleurs chroniques dit qu'on va les utiliser longtemps et que le tableau de la tolérance et de la dépendance va donc se mettre en place", poursuit-il. Pour le KCE (2018), la place des AINS et des analgésiques opioïdes dans le traitement des douleurs lombaires est limitée (sauf pour des traitements de courte durée), il faut privilégier d'autres approches. "Ça, c'est la théorie, mais dans les faits on en est extrêmement loin", constate-t-il. "Dans les douleurs chroniques, il y a beaucoup de causes initiales et de mécanismes neurobiologiques impliqués, qui font qu'on n'arrive pas à toutes les traiter de la même manière. On ne les comprend pas toutes et très peu de médicaments s'avèrent très efficaces... Les opiacés c'est facile, ça marche, mais il faut penser à demain, insiste-t-il. En Belgique, selon une enquête des Mutualités chrétiennes, 116.000 personnes non cancéreuses consomment toute l'année des opiacés, soit 2% des Belges, c'est énorme! Et ça ne fait qu'augmenter..." "On n'est pas tous égaux devant la toxicomanie (facteurs prédisposants génétiques (vulnérabilité) et environnementaux (expériences de vie)) mais, par rapport à l'usage récréationnel des substances opiacées, l'usage thérapeutique des analgésiques opiacés est imposé au patient. Le contexte neurobiologique est tout à fait différent". Pourquoi crée-t-on autant de toxicomanies aux opiacés? "De plus en plus d'études épidémiologiques montrent qu'on n'a pas tous le même risque de développer des douleurs chroniques", indique Emmanuel Hermans. Il existe des facteurs prédisposants plus ou moins modifiables tels qu'anxiété, dépression, autres comorbidités, tabac, alcool, autres addictions, obésité, maladies métaboliques, sédentarité, troubles sommeil, statut professionnel... Et des facteurs prédisposants non modifiables comme le sexe féminin, l'âge, le contexte culturel et socio-économique, les antécédents de traumatismes, de violence... et certains gènes. "Par exemple, le stress/anxiété et les troubles psychiatriques prédisposent à l'apparition de douleurs chroniques et, malheureusement, on est aussi prédisposé à l'addiction à cause de troubles psychiatriques. Aujourd'hui, on sait aussi que les individus qui souffrent de douleurs chroniques sont sans doute plus à risque de développer des addictions aux médicaments opiacés. Or, c'est à ces patients-là qu'on risque de donner une substance pour laquelle ils vont progressivement montrer de plus en plus d'appétence étant donné qu'ils sont peut-être prédisposés à devenir toxicomanes". "C'est un problème essentiellement éducationnel au niveau du patient et de son entourage, du médecin, de la société, des autorités, répond le Pr Hermans. Le patient doit accepter qu'on n'arrivera pas à faire disparaître sa douleur chronique mais qu'on va la diminuer, qu'on va lui redonner une certaine fonctionnalité et mobilité. Il doit aussi accepter de ne pas harceler son médecin pour obtenir une prescription. Devant la détresse du patient souffrant de douleurs chroniques, le médecin est relativement démuni or, ce n'est pas une priorité de lui donner des opiacés, il y a d'autres approches non médicamenteuses qui peuvent l'aider". "La société doit avoir un regard complètement différent sur la problématique de la douleur chronique parce qu'elle ne fait qu'enfoncer davantage les patients dans leurs difficultés. Il est par exemple plus facile de croire à la pathologie de quelqu'un qui porte un plâtre que de comprendre quelqu'un qui n'est pas venu travailler parce qu'il a des lombalgies sévères: en général, c'est vu de façon beaucoup plus négative. Enfin, les autorités doivent rembourser d'autres choses que les médicaments". Pour Emmanuel Hermans, la campagne actuellement en vigueur en Europe en faveur de la Take Home Naloxone (antidote) représente certes un intérêt mais indique surtout que les autorités prennent les choses par la fin: "C'est bien de sauver les patients d'une overdose mais le gros problème est plus profond". En guise de conclusion, il invite plutôt à prendre exemple sur les campagnes alertant contre le mauvais usage des antibiotiques et des benzodiazépines qui commencent à porter leurs fruits.