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"À 18 ans, j'ai eu mon permis de conduire et ma première voiture. Je ne sortais pas beaucoup, mais je prenais volontiers un verre quand on me le proposait. Pendant mes études, ma consommation a rapidement augmenté. Lorsque j'ai déménagé dans un logement où je ne connaissais personne, je me suis retrouvé beaucoup plus isolé. C'est probablement ce qui m'a poussé à boire davantage. En première année de doctorat, je buvais tous les soirs deux bières légères, qui m'aidaient à dormir. Après deux ans, c'était parfois une Duvel. Entre-temps, j'avais fait la connaissance de mon épouse. On buvait sec dans son bar habituel, et j'ai suivi le mouvement. En troisième doc, j'en étais à une bouteille de vin tous les soirs. J'allais aussi moins aux cours, mais j'ai tout de même fini par décrocher mon diplôme. Au fond de moi, je savais bien que j'étais sur la mauvaise pente. On a toujours tendance à se mentir à soi-même, mais j'étais déjà dépendant. Boire tous les soirs, ce n'est pas normal. Après un temps, l'alcool finit par ne plus être un plaisir. On ne boit plus pour le goût mais pour l'effet." "J'ai ouvert mon cabinet. Il y a plus de trente ans, il était socialement acceptable que le docteur prenne un verre. En plus, j'ai toujours eu un peu de mal à fonctionner au sein d'un groupe. Du coup, je prenais souvent un verre avant une réunion. Pendant toute une période, je buvais tous les soirs quatre Duvels, voire cinq ou six le weekend. Et éventuellement un peu de vin. À ce stade, cela restait agréable et ne provoquait pas de problèmes. Après sept ans de pratique, sans vraiment m'en rendre compte, j'étais devenu nerveux, fatigué, j'avais du mal à réfléchir. Cela s'améliorait en buvant un coup pendant la journée, mais l'effet s'estompait rapidement. C'est là que les choses se sont accélérées. Je me levais la nuit pour boire et je reprenais un verre dès le matin, avant de commencer ma journée. Entre deux patients, je m'arrêtais au magasin pour acheter de l'alcool. C'est également à cette époque que je me suis découvert un grave syndrome d'apnées du sommeil doublé d'une fatigue diurne. J'essayais de résoudre le problème en buvant, ce qui avait pour effet d'aggraver la situation. Un moniteur m'a permis de me sentir beaucoup mieux dans ma tête, mais le mal était fait: j'étais accro. Dans l'ensemble, cette période a pourtant été relativement confortable. Je parvenais à ne rien boire pendant trois ou quatre semaines... mais lorsque l'envie me prenait, pas moyen d'y résister." "J'ai cessé de me battre et commencé à boire jusqu'à rouler sous mon bureau. Je connaissais parfaitement la chanson: trois flasques de vodka en dix minutes (pas quatre sous peine que cela tourne mal), puis je m'effondrais et je n'avais plus conscience de rien. Ces épisodes se répétaient quelques fois par an ; le lendemain, je savais que j'en étais quitte pour quelques semaines. En parallèle, on ne prend plus plaisir à son travail, on n'écoute plus vraiment les gens, on fonctionne en pilote automatique. À l'époque, il m'arrivait même de boire pendant la consultation. Pour moi, cela restait acceptable, mais mon épouse n'était évidemment pas de cet avis. Les choses se sont envenimées et nous nous sommes retrouvés devant le tribunal. Ma dernière chance de sauver mon mariage, c'était de me faire soigner." "En 1994, j'ai demandé l'aide d'un ami psychiatre qui avait certainement les meilleures intentions du monde, mais pour qui la seule solution était de ne plus boire du tout. Or pour moi, ce n'était pas possible. J'ai tenu le coup quelques semaines, mais cela ne marchait pas. Je voyais dès le matin des verres de bière danser devant mes yeux, je suais à grosses gouttes, je tremblais. Je ne pouvais pas me passer d'alcool. Et les médicaments ne sont pas une solution, tout au plus un substitut. On multiplie les subterfuges pour se procurer de l'alcool ou on boit en cachette pour tromper sa femme. Un alcoolique, c'est un menteur de première classe. Je cachais des bouteilles partout. C'est un combat sans fin, jusqu'au moment où on décide de céder. J'ai été hospitalisé une seconde fois. J'avais quitté la maison, il y avait la menace du divorce, j'avais l'impression que ma vie s'effondrait et j'étais d'autant plus stressé. J'avais déjà tout essayé: d'autres boissons, des médicaments, etc. C'est alors que j'ai découvert les AA via d'autres patients. Cela s'est bien passé pendant quelques jours. J'ai assisté sept fois aux rencontres, jusqu'au jour où j'ai eu une rechute juste après une réunion.En définitive, il ne me restait plus qu'un espoir: la clinique de désintoxication des Frères Alexiens à Tirlemont. Il faut être mûr pour faire le pas, mais j'étais prêt à changer ma vie du tout au tout. On m'a dit très clairement: vous débarrasser de votre addiction, c'est votre choix. Vous n'êtes pas obligé, mais si vous voulez suivre une thérapie, le but est de ne plus consommer du tout, même pas une praline alcoolisée. Plus maintenant et plus jamais." "En première instance, j'ai été hospitalisé quatre semaines. Après neuf semaines, j'étais abstinent et je commençais à croire à la possibilité de renoncer définitivement à l'alcool. Pourtant, j'étais terrifié à l'idée de monter dans ma voiture pour rentrer à la maison. Après quelques jours, j'ai repris le travail. D'abord avec une boule dans le ventre, sur les nerfs et en me faisant tout petit, parce que les patients étaient tous au courant, mais ils n'en ont rien dit ou presque. Les rares remarques ne visaient jamais à blesser. Cela s'est donc plutôt bien passé. Plus tard, j'en ai parlé ouvertement. Ça fait aujourd'hui 21 ans, et je n'ai plus jamais ressenti le besoin de boire. Mon problème a été résolu d'un coup. Je me demande encore comment j'y suis arrivé... et je continue à craindre une rechute si un jour je retouche à l'alcool. Les six années entre 1994 et mon admission chez les Frères Alexiens en 2000 ont été un véritable cauchemar, que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi." "A posteriori, mon histoire a été très douloureuse. La dépendance à l'alcool, c'est un marécage où on s'enlise. On essaie de bien faire mais tout tourne toujours mal. En tant que médecin, on a peut-être aussi une vision erronée des médicaments. Dans les premiers temps d'un problème d'alcool, ils ne résolvent pas grand-chose (que du contraire! ) et il faut faire attention à ce que l'addiction ne se reporte pas sur autre chose, comme le jeu ou le sexe. Les personnes dépendantes sont toujours sur le fil, toujours dans le "trop" ou dans le "trop peu"." "La première année, l'alcool a continué à me trotter en tête au quotidien - mais d'une autre manière, au travers du sentiment que je n'en avais plus besoin. Cela ne me dérange plus aujourd'hui que les autres boivent en ma présence, même si cela a été difficile au début. Tout le monde vous demande pourquoi vous ne prenez pas un petit verre. Et on ne cesse de vous faire peur et d'insister sur le fait qu'il faut poursuivre la thérapie. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait, puisque j'ai continué pendant sept ans les réunions des AA. À un moment donné, j'ai toutefois recommencé à avoir plus de travail et j'ai arrêté. Ma thérapie, aujourd'hui, c'est de voir de temps en temps des patients qui ont un problème d'alcool. Là, cela a du sens. J'ai aussi toujours de l'alcool chez moi - la cave est encore pleine - et cela ne me dérange pas de regarder boire mes hôtes. La seule chose que je ne veux pas, c'est qu'il y ait des bouteilles ouvertes dans le frigo pendant la nuit, de peur d'en prendre une par réflexe. Lorsque nous avons des invités, je leur demande donc toujours d'emmener les fonds de bouteille pour qu'ils ne restent pas chez nous. Les gens veulent souvent arrêter de boire, mais sans être prêts à changer de vie. Il continuent donc à faire la fête, à aller au restaurant... et ça, ça ne marche pas. Personnellement, organiser mes consultations sur rendez-vous et avoir une activité professionnelle mieux réglée m'a beaucoup aidé. C'est une manière de créer un cadre, une structure. Autrefois, mon cabinet fonctionnait dans le chaos le plus complet avec des consultations libres, ce n'était vraiment pas gérable."