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"Nos métiers vont être bouleversés par l'arrivée de ces nouvelles technologies. Pourquoi l'univers du médicament s'intéresse autant à l'intelligence artificielle? , s'est interrogé Philippe Moingeon du Groupe "IA et sciences du médicament" de l'Académie nationale de Pharmacie (France). Pour aider à la prise de décision dans la conception et le développement d'un médicament. En effet, aujourd'hui, pour concevoir un médicament et le développer, ça prend en moyenne 12 ans et ça coûte 2,6 milliards de dollars. C'est un domaine extrêmement réglementé et de nombreux candidats-médicaments (93%) vont faillir du fait d'effets secondaires non désirés et du manque d'efficacité." L'IA recouvre les technologies qui reproduisent par la machine quatre dimensions de l'intelligence humaine, à savoir la perception, l'analyse, l'action et l'apprentissage des machines. "Les progrès technologiques combinés dans ces domaines permettent de générer et d'analyser des données massives, multimodales, pour modéliser la réalité d'un phénomène." La convergence entre les biotechnologies, les sciences du médicament et l'IA révolutionne toutes les dimensions du cycle de vie du médicament, de sa conception à son développement, sa production, sa distribution, sa dispensation (par exemple, comprimés intelligents contenant une puce qui confirme que le patient a pris son traitement) et la pharmacovigilance. Cette approche nécessite la collaboration entre les acteurs du développement du médicament: professionnels et industriels de santé, spécialistes en sciences des données et modélisations computationnelles, patients et agences réglementaires. "Ces dernières sont aujourd'hui une source d'innovation, comme l'a montré la crise du Covid: développer des vaccins en 10 mois, c'était du jamais vu! Ça a été rendu possible grâce à la maturité des technologies (bio- et nanotechnologies (ARN, nanoparticules), IA et technologies numériques) et la collaboration entre les industriels et les agences réglementaires", commente-t-il. De nouvelles méthodes computationnelles sont utilisées pour modéliser des maladies, identifier des cibles thérapeutiques (gènes/protéines/voies moléculaires) et des candidats-médicaments et prédire leur efficacité et innocuité in silico. "La modélisation des maladies permet de comprendre l'hétérogénéité des patients et de les stratifier en sous-groupes homogènes, grâce au séquençage haut débit de l'ADN et ARN (génomique, transcriptomique) et à la spectrométrie de masse (protéomique, métabolomique). Le logiciel AlphaFold permet de prédire la structure tridimensionnelle d'une protéine à partir de sa séquence en acides aminés et, à partir de là, on peut identifier/optimiser des molécules thérapeutiques interagissant avec les cibles thérapeutiques (prédiction des propriétés), ou repositionner des molécules anciennes dans de nouvelles indications. Grâce à la réalité virtuelle, un chimiste peut, comme dans un jeu vidéo, adapter la structure de son candidat-médicament à la structure 3D de la cible thérapeutique." Enfin, les médicaments et les dispositifs médicaux commencent aujourd'hui à être évalués sur des jumeaux numériques (par exemple, modélisation d'un coeur vivant pour certifier des pacemakers et des stents, ou modèles de tumeurs pour évaluer la réponse à la chimiothérapie) ou des patients virtuels. Philippe Moingeon explique: "Pour une étude sur le lupus, on a fait une modélisation intégrant les interactions entre des paramètres biologiques, cliniques et les caractéristiques du médicament et une modélisation sur 20000 patients virtuels inspirés de données issues de patients réels. Ensuite, on a entraîné des réseaux de neurones (machine learning) pour identifier des signatures de patients virtuels prédits comme répondant au médicament. Ceci donne des idées de biomarqueurs pour sélectionner les patients pour les futures études cliniques. L'industrie pharmaceutique va vers ces développements hybrides où on n'oppose pas monde virtuel et monde réel." "L'IA va augmenter la médecine de précision en l'aidant à réaliser une adéquation parfaite entre le patient, mieux compris dans les spécificités de sa maladie, et le médicament, prédit parmi des millions de possibilités qui n'existent que sur un disque dur d'ordinateur, qu'on peut commencer à tester dans des représentations virtuelles du patient. Vous voyez la puissance prédictive de ces technologies!", s'enthousiasme-t-il. Ainsi, se dirige-t-on progressivement vers une médecine computationnelle, personnalisée, prédictive, participative et préventive. La médecine participative suppose l'engagement du patient: "Larry Smarr, fondateur du California Institute for Telecommunications and Information Technologies, s'est autodiagnostiqué comme atteint de la maladie de Crohn et a expliqué à sa chirurgienne où et comment couper! On va vers une médecine préventive où des algorithmes permettront de prédire le risque de maladie et ce, depuis l'embryon voire avant (choix des gamètes)." "Actuellement, ajoute-t-il, l'industrie pharmaceutique réfléchit à l'influence du métavers: par exemple, créer des avatars combinant des données de l'imagerie et des profilages moléculaires, sur lesquels tester ou prédire l'efficacité de médicaments, dispositifs médicaux et techniques chirurgicales. Aujourd'hui, on n'a pas la puissance de calcul pour le faire, d'où l'intérêt de l'informatique quantique, de l'exascale computing..." Les répercussions sont déjà visibles sur la phase de découverte des médicaments, souligne le spécialiste: "Par exemple, un 1er AB à large spectre a été identifié grâce à l'IA et les premiers médicaments entièrement conçus par IA rentrent en évaluation clinique après seulement 1 an (vs 5-7 ans). Pour la phase de développement, ça va prendre plus de temps parce qu'il faut que les modélisations computationnelles soient acceptées par les autorités de santé qui demandent des validations sur patients réels. Cependant, l'impact est déjà tangible dans la transformation numérique de l'industrie de la santé et de l'hôpital." Cette révolution soulève bien sûr de nombreuses questions relatives notamment à l'éthique, au financement et à la répartition équitable de la valeur créée par les applications de l'IA en santé. Enfin, le défi consistera à réussir la convergence des intelligences et à éduquer les experts scientifiques.