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Cette inclination pour la formation ne date pas d'hier chez Isabelle Defrance: " Pendant mes études, j'ai hésité entre la pharmacie clinique et la pharmacie d'officine. A l'époque, si on m'avait dit qu'il y avait de la formation continue, j'aurais fait la pharmacie d'officine. Et puis, j'ai choisi une troisième voie, la pharmacie d'industrie, mais en étant une des premières élèves à l'Université Paris Descartes à faire une thèse sur la communication, sur le rôle du pharmacien dans la médication familiale et les médicaments OTC. On voit déjà le fil rouge de ma future carrière. " Son premier job l'emmène en Belgique à l'AESGP, l'association européenne des spécialités grand public. Elle travaille ensuite dans l'industrie pharmaceutique sur les médicaments OTC et puis dans une agence de communication où elle développe ses premiers parcours de formation. " C'est là que j'ai senti que la formation c'était vraiment mon truc. A l'époque, on développait du médical théâtre ou pharma théâtre, des conférences scénarisées avec des cas cliniques commentés en direct par un spécialiste. En janvier 2012, j'ai décidé de me lancer comme indépendante et, il y cinq ans, je me suis formée au coaching parce que j'étais très intéressée par l'entretien motivationnel et notamment par la façon de renforcer la motivation du patient souffrant d'une maladie chronique. " " Finalement, le coaching a vraiment transformé ma vie professionnelle et personnelle, admet-elle. Mon projet était de faire du coaching officinal, et il y a cinq ans, j'ai eu la chance de rencontrer l'Uphoc (Union pharmaceutique du Hainaut occidental et central) qui avait besoin de quelqu'un pour travailler la démarche qualité à l'officine. Aujourd'hui, 95% de mon activité est consacrée au coaching des pharmaciens d'officine et mes clients principaux sont les unions professionnelles (Uphoc, AUP, APB). " En 2022, c'est un autre grand projet qui va mobiliser la dynamique consultante pour la conduire au coeur d'un trajet de réflexion sur la pharmacie verte. " Un des membres du comité directeur de l'Uphoc regrettait que dans la vision 2025 de l'APB, on ne parlait pas du tout du côté environnement et qu'il serait intéressant de réfléchir à cet angle pour la pharmacie d'officine. Jean-Pol Cirriez et Hervé Mees, respectivement coordinateur scientifique et président de l'Uphoc, m'ont alors demandé si en tant que formatrice et coach, je serais intéressée de travailler sur ce sujet. J'ai tout de suite accepté parce que cela faisait écho à mon évolution personnelle. Dans les formations, je n'avais jamais abordé le thème de l'environnement mais le côté coaching et motivation à engager le changement, avait énormément de sens pour moi et j'ai toujours eu un lien très fort avec la nature et la santé. Par ailleurs, j'ai de grands enfants et, depuis les marches pour le climat de 2018, c'est un débat que nous avons en famille. A l'occasion du confinement, nous sommes devenus végétariens. " En quoi consiste ce projet " pharmacie éco+responsable "? C'est un groupe de travail qui mène une réflexion sur 4 thématiques: énergie et bâtiment, achats et déchets, transport et livraison et enfin, personnel et patientèle. Lors de l'enquête préalable, une quarantaine de pharmaciens s'étaient montrés intéressés et finalement, neuf se sont inscrits et ont suivi le trajet proposé, à savoir participer à 6 réunions entre octobre 2022 et juin 2023. " A l'Uphoc, ils sont 400 membres, 10% ont donc répondu à l'enquête, c'est déjà pas mal, estime la consultante. Comme il s'agit de travailler sur la motivation au changement ça ne peut pas se faire en une seule conférence. Les trajets proposés sont plus proches du coaching de groupe que de la formation. " Chaque séance débute par un travail de sensibilisation. Par exemple, pour la thématique " énergie et bâtiment ", Isabelle Defrance a invité les participants à réfléchir à l'engagement pris par l'Europe de diminuer l'empreinte carbone de -55% entre 1990 et 2030, et de -85% pour 2050. " Ce sont des objectifs très ambitieux, un pacte européen va donner lieu à des directives et donc des changements de lois dans chaque pays et chaque secteur. Il est important d'informer la population or, nous avons peu conscience de notre empreinte carbone. C'est pourquoi on a demandé à ces neuf pharmaciens de la mesurer en passant un test sur nosgestesclimat.fr. C'est un site français qui développe une version bêta pour la Belgique. " " En moyenne, on est à 12 tonnes d'équivalent CO2 émis par an et par personne, l'objectif étant de diminuer à 6 d'ici 7 ans... Ça veut dire qu'il faut des changements de comportement importants. Ce que j'aime beaucoup dans ce test c'est qu'il donne des ordres de grandeur et permet de réfléchir pour savoir où agir (sur les kilomètres? l'alimentation? l'habitat? ...). Le rêve serait bien sûr de disposer d'un tel modèle pour une pharmacie type. " " On s'est aussi beaucoup inspiré du Shift Project en France, qui dit que pour décarboner la santé, il y a 2 grands axes: travailler sur les bâtiments (isoler, rénover, les rendre autonomes au niveau énergie) et sur une alimentation santé (plus de fruits, légumes, céréales et légumineuses et moins de viande). " En outre, le groupe a travaillé avec Wallonie Entreprendre qui a offert un diagnostic carbone aux pharmaciens. " Des référents diagnostic bas carbone sont passés dans les 9 pharmacies pour faire une première analyse du bâtiment et indiquer ce qu'il serait bon de faire au niveau rénovation et isolation. Cela a aussi permis de savoir qu'il y a des financements très intéressants et des primes pour des travaux de rénovation ", indique-t-elle. Quelle est la meilleure façon d'acheter? Telle est l'une des questions posées lors de la séance " achats et déchets ". " Pour le savoir, il y a un moyen mnémotechnique, la méthode 'BISOU':B pour en ai-je besoin? I, immédiatement? S, n'ai-je pas déjà quelque chose de similaire? O, de quelle origine? U, est-ce que ce sera utile? Quand je suis devant un délégué ou quand je fais une commande, je réfléchis et si je n'en ai pas besoin immédiatement, j'attends quelques temps... On peut aller plus loin en faisant une analyse des laboratoires en fonction de leur empreinte carbone, mais il n'y a pas encore assez de transparence à ce sujet ", explique Isabelle Defrance. " A Gand, des études sont faites sur l'empreinte de carbone de différents médicaments. Avant d'en disposer pour chaque produit ou chaque labo, on peut déjà réfléchir quand on choisit un générique ou un laboratoire OTC ou de nutriments: pourquoi ne pas favoriser ceux qui sont plus proches en Belgique, en faisant attention à certains critères environnementaux, et qui s'engagent dans la RSE (responsabilité sociétale et environnementale)? C'est aussi la question de la prescription durable qui fait partie de la réflexion du Shift Project pour éviter les déchets, le gâchis de médicaments (l'idée de la prescription unitaire...). " Un autre axe consiste à sensibiliser pour ramener les médicaments périmés à l'officine et ne pas les jeter dans la poubelle ou les toilettes. " L'APB prévoit une nouvelle action mais nous avons déjà fait notre petite campagne locale (affiches, vidéos pour les réseaux sociaux et l'officine). " Pour le troisième thème " livraison et transport ", l'objectif est d'inciter les pharmaciens à faire attention à leur mobilité en favorisant les déplacements à pied, les transports en commun, le covoiturage, l'éco-conduite... " On a fait des posters pour rappeler les éco-gestes par thématique, à mettre en back office afin de stimuler les équipes et puis chacun choisit de travailler sur le plus important pour lui. Beaucoup ont modifié leur trajet de livraison, par exemple, en fonctionnant par proximité avec la destination plutôt que par jour fixe de tournée", précise-t-elle. Enfin, le 24 mai, le groupe s'est penché sur le quatrième thème, " personnel et patientèle ", où les participants étaient invités à réfléchir au management et à la santé durables. C'est quoi être un manager durable et en quoi est-il en lien avec le bien-être? " Il faut avoir des règles de communication entre nous et passer de l'implicite à l'explicite, poser le cadre, se réunir régulièrement, il y a encore trop peu de pharmaciens qui font des concertations. Il s'agissait plutôt d'une introduction au management durable qui pourrait faire l'objet d'un trajet en soi. " Parmi les sujets abordés, celui de la pollution numérique: " Pour l'instant, elle est responsable de 4% des émissions de gaz. Par conséquent, si elle double tous les 2 ans, ça sera catastrophique. Il y a une conscientisation à faire sur l'énergie dépensée chaque fois qu'on envoie un e-mail ou qu'on fait des recherches sur Google... Je ne suis pas une ayatollah mais il faut en être conscient ", affirme-t-elle. Enfin, côté patientèle, Isabelle Defrance observe avec plaisir l'instauration des nouveaux services qui transforment petit à petit le pharmacien en coach santé. " La déprescription des benzos et la revue de la médication vont tout à fait dans le sens OneHealth, une seule santé humaine et environnementale. " En juin, les neuf pharmaciens vont se revoir une dernière fois pour faire le bilan de ce qu'ils ont mis en place en 9 mois, chacun repartira avec une vision de sa pharmacie écoresponsable et avec un plan d'action à 3 ans reprenant des objectifs à court, moyen et long terme. Pour 2023-2024, l'Uphoc entend continuer ces trajets " pharmacie éco+responsable ". " On va recruter de nouveaux pharmaciens titulaires.Par ailleurs, ce serait bien de donner encore plus d'ampleur au projet, même au sein de l'Uphoc: pourquoi ne pas travailler avec l'équipe (pharmaciens adjoints, assistants...)? Il est important de pouvoir toucher tout le monde. " Désormais, l'objectif est de faire connaître cette expérience au-delà des frontières hainuyères. Ainsi, très intéressés par les trajets développés par l'Uphoc, l'APB, l'AUP et le Kava (Koninklijke Apothekersvereniging van Antwerpen) ont décidé de constituer un groupe de travail sur la pharmacie durable. " On va collaborer et voir concrètement ce qu'on peut faire, estime Isabelle Defrance. On pourrait intégrer cette conscience environnementale dans le manuel de qualité, réfléchir à des actions particulières, des chartes et des déclarations d'intention. Les pharmaciens d'officine pourraient demander aux fournisseurs, à l'industrie pharmaceutique et cosmétique, d'éviter les sur-emballages, de regrouper les livraisons... On est conscient qu'il faudrait qu'on soit plus gros pour faire changer les mentalités au niveau des fournisseurs, des laboratoires et des grossistes. D'où l'intérêt de se regrouper entre les différentes unions, notre message sera beaucoup plus fort et crédible. " On le comprend, ce projet n'est qu'une première pierre à l'édifice: " Je me rends compte que ça peut aller très loin parce qu'il est intéressant de travailler dans son écosystème. En coaching, on parle beaucoup de systémique et donc c'est quoi l'écosystème du pharmacien? Il est bien évidemment en relation avec la population, les médecins, les hôpitaux, les firmes... Il y a donc énormément de choses à faire. Il faut démarrer par notre milieu officinal, le sensibiliser, poser les bases et puis après communiquer en transversal, sensibiliser chaque maillon de cet écosystème. " " Quoiqu'il en soit, il faut faire des choix, se donner du temps pour réfléchir et se mettre en mouvement en profitant de la dynamique de groupe. Ça va finir par bouger, il y a déjà des initiatives qui se prennent ", se réjouit-elle.